Entretien avec Nathalie BOROWSKI
juillet/septembre 2024

 

Emmanuel Ygouf — Votre travail semble osciller entre prolifération et rigueur, passage du micro au macrocosme, régénérescence recompositionnelle et dégradation dégénérative, et m'évoque les excès et exaspérations baroques des figures grotesques de la Renaissance, c'est à dire avant tout des formes vivantes et libres, définies par combinaisons, qui viennent frapper l'imagination du public1. Cette définition du grotesque combinatoire, de figures comme "sorties d'une grotte", est-elle envisageable pour décrire votre démarche et les formes de votre production artistique ?

Nathalie BOROWSKI — Effectivement, mon travail explore souvent des thèmes de transformation et de mutation, où des éléments semblent évoluer de manière organique, créant de nouvelles formes. Ce style de figures grotesques, qui si elles n’évoquent pas le comique que ce terme pourrait suggérer (plutôt étrange ou baroque) serait plutôt lié au désir d’une absence de conventions. J’essaye de me libérer des normes traditionnelles (représentation, illustration) pour explorer des combinaisons inattendues. Il s’agit pour moi de repousser les limites de ce qui est visuellement et conceptuellement possible.
À travers mon travail qui tente d’établir des rapprochements entre science et schémas sociétaux, je tente de déployer les signes et les codes de cellules, gènes, chromosomes, migrations cellulaires, systèmes de communication qui sont autant de prétextes à une réflexion sur le thème de l’ADN. Parce que j’établis un rapport entre ce qui nous compose et son invisibilité, on peut évoquer le terme de prolifération d’un organisme vivant en perpétuelle évolution. Malgré l'apparente anarchie des formes et des motifs, il existe une intention claire et une organisation. Chaque élément est placé pour créer un équilibre et une harmonie globale. Cette rigueur m’est essentielle pour éviter que la prolifération ne devienne simplement chaotique et pour donner un sens et une direction à l'ensemble.  Raymond Ruyer concevait la spatialité chez Henri Bergson comme une "parfaite extériorité des parties les unes par rapport aux autres en une indépendance réciproque complète" 2, c’est un peu comme cela que j’envisage ma recherche.

Ce mélange de rigueur et d’inconsistance joue sur la combinaison de motifs réels (cellules) ou imaginaires, qui me permet de créer un langage visuel complexe. Les excès et les exaspérations baroques que vous mentionnez se manifestent également dans mon travail de dessin, les détails et la complexité des compositions, qui tentent de créer un dialogue entre le chaos apparent et l'ordre sous-jacent.

D’un côté le microcosme, les détails minutieux et les petites combinaisons offrent un monde en soi, de l’autre le macrocosme. Pris dans leur ensemble, ces détails se fondent pour créer des compositions plus vastes, où chaque partie joue un rôle. Ce jeu d'échelles, cette interaction entre le micro et le macrocosme, est central dans mon travail. En examinant de près les détails minutieux, on découvre un monde complexe en soi, tandis que, vu de loin, ces détails se fondent pour créer une vision plus large. Kandisky définissait l’abstraction comme le fait de "s’extraire de la compréhension immédiate" 3 je conçois ce défi comme un jeu. Des formes s’extraient, parfois identifiables, parfois non.

En me fondant sur des faits scientifiques établis, j’oriente ma recherche vers un univers onirique, allégorique et compose des analogies avec le monde extérieur. Les formes que je crée semblent en perpétuel mouvement (prolifération), évoluant et se transformant comme des organismes vivants, elles s’adaptent les unes aux autres, se fondent et se reconfigurent. Les éléments combinés interagissent et réagissent les uns avec les autres, créant des relations symbiotiques. Même si je me base sur des réalités scientifiques que j’aime détourner, une grande part de ma création repose sur l’expérimentation et la spontanéité, laissant place à l’imprévu et à l’accidentel dans le processus artistique. Je donne une dimension onirique à nos cellules en donnant l’illusion qu’elles peuvent être représentées sous une forme presque irrationnelle d’êtres autonomes. Ce concept n’échappe pas à l’idée de pouvoir maîtriser ce qui nous constitue. Nous sommes composés de multiples organismes, cellules, chromosomes, bactéries et je souhaite leur insuffler une vie indépendante en les coupant de nous, via une matérialité chimérique, faire ressortir notre corporalité en leur conférant des caractéristiques animales (griffes, pattes, cornes) non dénuées d’humanité (têtes, bras, corps). Au-delà d’une forme purement figurative, je voudrais montrer notre monde physique intérieur : un monde peuplé de microbiotes qui luttent pour transmettre leur gène, combattre une infection, reconstruire un organe… un monde rempli d’animalité, mais non dénué de poésie.

J’aime retrouver de l’éclectisme, en cela "le grotesque combinatoire" pourrait se retrouver dans mon travail qui puise dans une variété de sources d'inspiration, art ou littérature. La lecture d’auteurs tel Franz Kafka dont j’ai retranscrit le premier chapitre de la Métamorphose en "écriture cellulaire", et dont l’histoire aborde des thèmes de transformation, d'aliénation, d'identité, résonne profondément avec ma pratique artistique. Les poésies d’Henri Michaux dont Le Grand Combat est l’objet d’une lithographie et qui explore des thèmes de lutte intérieure, de chaos contrôlé, et de formes libres et vivantes, reflète bien les concepts que vous mentionnez de prolifération et de rigueur dans mon travail.
Il existe également unenarration visuelle, combinaisons d’éléments pas seulement esthétiques, mais aussi narratifs. En utilisant la forme du cercle dessiné pour représenter un paysage imaginaire, le signe plastique parle de lui-même, courbe finie ou infinie, espace intérieur clos par une ligne, le cercle impose un rythme. Tel un Sisyphe, qu’Albert Camus "imagine heureux" d’accomplir chaque jour la même tâche, a priori insignifiante et qui à force de l’accomplir en perçoit de mieux en mieux le sens. Ce qui semblait absurde devient fondamental. La répétition du signe pousse par ailleurs à évoquer la notion de l'espace-temps. Lenteur du processus, renouvellement du signe envahissant l’espace. Mes œuvres racontent des histoires, évoquent des mythes ou explorent des idées (une écriture qui pourrait s’apparenter à une synesthésie d’un grommelot issu de la Comedia del Arte).
La manière dont j'aborde la création artistique encapsule l'idée de combiner des éléments variés pour créer des formes nouvelles et imaginatives. Cette approche permet d'explorer des thèmes de transformation, de mutation et de dualité. Effectivement dans cet axe-là, mon atelier pourrait s’apparenter à une grotte, sorte de laboratoire dont les parois reflètent mes recherches, et dont les créations sortent aléatoirement.

EY — En évoquant ensemble dans cet échange les figures grotesques et les marginalia gothiques4 dans un voisinage avec votre propre travail, vous évoquiez des notions propres au répertoire du motif ornemental (le rythme sériel en moins). Accordez-vous un statut décoratif à vos réalisations ?

Nathalie BOROWSKI — Je perçois plutôt le rythme sériel comme une exploration de motifs qui introduisent des formes de rupture, d’asymétrie, de décalage alors que la notion de décoration serait pour moi quelque chose de beaucoup plus contrôlé. Les motifs peuvent adopter un rôle ornemental par leur répétition, mais cette même répétition de la forme ronde, comme je le soulignais précédemment, n’est que le reflet d’un signe infini, une ligne sans fin dans laquelle j’inclus des éléments, la série elle-même devient le sujet et m’offre une exploration systématique des possibilités offertes par une forme ou une idée.

En utilisant différents matériaux j’essaie de développer un langage visuel et j’utilise la série comme un moyen de créer un dialogue entre les œuvres, où chaque pièce peut être vue comme une variation ou une réponse aux autres (dessins versus découpes). Plutôt que de reproduire simplement un motif, je cherche à voir comment il peut évoluer, se transformer, voire se déconstruire au fil de la série. Mon travail se différencie d’un statut décoratif qu’on pourrait lui attribuer car ma recherche ne part pas de l’idée de créer un objet "fonctionnel" et de l’esthétiser. Mes réalisations cherchent à questionner, voire à déstabiliser, à introduire une réflexion qui dépasse le simple ornement. Au-delà de la décoration, cela devient une réflexion sur le motif lui-même, son inscription dans le champ de ma recherche.

EY — Ces notions de variations et de séries, au sens des mutations et des hybridations de formes originelles, m'amène à envisager votre travail comme une déclinaison sur le monstre ; vos œuvres sont-elles des créatures mutantes dont, au contraire de Victor Frankenstein, vous assumeriez les conséquences5 ?

Nathalie BOROWSKI — L’idée de mutation et d'hybridation est effectivement centrale dans ma démarche artistique. Par mon approche de l’univers cellulaire sous forme d’allégories, j'explore les frontières entre le familier et l'étrange, le naturel et l'artificiel, en créant des formes qui semblent issues d'un monde où les règles de l'évolution auraient pris un chemin différent. Au-delà de la représentation formelle de cellules ou d’activités cellulaires, mes dessins questionnent les notions de normalité et de différence et interroge notre identité. Est-ce-à dire que ce qui est différent ou étrange relèverait d’une sorte de "phénomène" au sens "d’anomalie" ?
Le terme de monstre implique souvent une déviation inquiétante de la norme, ce qui ne reflète pas mon intention artistique, ma démarche se situerait plutôt dans une exploration des limites et des potentialités de la forme, une manière de repenser le monstre non pas comme une aberration, mais comme une expression naturelle de la diversité et de la complexité du vivant et de l'inanimé. En intégrant ces mutations, je cherche à accepter les imperfections et les anomalies comme une part intégrale du processus artistique.
Mes œuvres ne sont donc pas des entités à rejeter ou à craindre, mais des invitations à réfléchir sur ce qui se produit lorsqu'on dépasse les frontières traditionnelles de la forme et de la fonction.  J’essaie d’ouvrir un dialogue sur l'acceptation de l'inconnu et sur la capacité de l'art à transcender. J’aime déstabiliser et dans ce sens, vous avez raison, contrairement à Victor Frankenstein, qui renie sa création, je vois dans ces dessins l'opportunité d'interroger notre rapport à l'altérité, à la différence. Ils sont les témoins de ce que pourrait être un futur où les identités, les formes et les structures ne sont plus fixes, mais en perpétuelle transformation.

EY — Le monstre possède en effet le pouvoir de se faire métaphore, de devenir un double qui nous montre — qui nous "monstre" — l'envers de nous-mêmes, tout en nous permettant d'appréhender l'autre : interroger la figure du monstre, paradoxalement, permet de questionner notre condition humaine. Une dernière question à présent : comment s'origine votre intérêt personnel pour les sciences (la biologie moléculaire, la cartographie, l'entomologie, etc.) ?

Nathalie BOROWSKI — J’ai toujours été fascinée par les systèmes complexes qui régissent notre corps ou la nature et par la manière dont ces systèmes peuvent être traduits dans des langages visuels et symboliques. Plus largement, le besoin de comprendre le monde s’est d’abord manifesté par les voyages et la lecture. Puis j’ai décidé d’approfondir l'idée d'interconnexion entre le microcosme du corps et le macrocosme sociétal. Les lier m’a semblé être un processus intéressant à explorer de manière artistique.

Progressivement s’est développé une fascination pour la manière dont un dérèglement, parfois imperceptible, peut bouleverser un équilibre global. Cette prise de conscience de la vulnérabilité du corps m'a amenée à réfléchir plus largement à la manière dont ces déséquilibres se manifestent aussi au niveau collectif, dans nos sociétés. Dans mon travail, j'aime jouer avec cette allégorie, en observant comment les dysfonctionnements microscopiques au sein d'un organisme peuvent refléter les tensions sociétales ou politiques à plus grande échelle. Ces réflexions ont influencé mon travail artistique dans la mesure où j'étudie souvent les tensions de la société à travers des analogies biologiques. Par exemple, dans certaines de mes œuvres, j'utilise des formes organiques ou des motifs inspirés des réseaux cellulaires pour symboliser les liens sociaux, et montrer comment ces connexions, bien qu'ordinaires, sont essentielles à la stabilité (équilibre) d’un groupe. Tout comme le corps humain se régule et se protège, la société tente de maintenir sa stabilité, malgré les forces perturbatrices internes ou externes. Cette perspective, ancrée dans mon propre vécu, enrichit ma façon de penser le lien entre science, art et humanité.
Il y a également une forte résonance entre la manière dont je perçois le corps humain et la structure de la société (migrations, communication, règlements).
La biologie moléculaire, par exemple, révèle des mécanismes invisibles à l'œil nu, mais qui sont fondamentaux pour la vie. J’y vois une sorte de poésie dans la manière dont des structures infinitésimales, comme les molécules d'ADN, peuvent contenir l'ensemble des instructions nécessaires à la formation et au maintien de la vie. Cette idée de structure cachée, de codes secrets qui façonnent le vivant, entre en résonance avec ma démarche artistique, qui cherche souvent à révéler l’invisible ou à reconfigurer le visible. Elle m’offre une métaphore pour aborder les dynamiques humaines. Chaque individu peut être perçu comme une cellule, nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble, et les perturbations au niveau individuel peuvent entraîner des crises systémiques dans un corps ou dans une société. Tout comme le corps humain est constitué de systèmes interdépendants — les cellules, les organes, les réseaux neuronaux — la société est elle aussi un organisme vivant, composé de différents éléments qui interagissent et s'influencent mutuellement.
En observant des images radiographiques j’y ai vu des "territoires", et j’ai tout de suite pensé à une cartographie intérieure, par son côté à la fois technique et symbolique, une interprétation de la réalité que je pouvais tenter d’explorer, comme dans "Les migrations cellulaires", ou "Les grands fonds".
L’entomologie, quant à elle, représente pour moi une autre forme d’observation plus liée à la dissection et à l’étude. Cette exploration des mondes invisibles à l’œil nu m’offre l’opportunité d’une représentation allégorique qui me permet de retranscrire un univers infiniment petit, à m'interroger sur les concepts de beauté, d'étrangeté et peut-être détenir les clés pour comprendre l’infiniment grand.

Je ne cherche pas à maîtriser pleinement les méthodes d'observation, de classification ou de compréhension, lorsqu’un événement survient, je me questionne et vois des corrélations. Des crises peuvent surgir d’un simple désordre ou d’une rupture dans un maillon de la chaîne, à l’image d’une cellule défaillante dans le corps. La science et l'art se rejoignent pour moi dans cette quête de sens, où la rigueur et l’imaginaire se rencontrent pour créer des formes nouvelles de compréhension.

 

Entretien extrait d'échanges en mail entre Nathalie BOROWSKI et Emmanuel Ygouf, entre juillet et septembre 2024.

 

Notes :

1- Jurgis Baltrušaitis, Réveils et prodiges : le gothique fantastique (1960)
2- Raymond Ruyer, La Conscience et le corps (1937)
3- Vassily Kandinsky, Grammaire de la création, in Écrits complets (1970 – posthume)
4- Philippe Morel, Les grotesques ; les figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance (1997)
5- "La véritable faute de Victor Frankenstein, celle qu’il cache sous sa frénésie de contrition et qu’il dissimule derrière une chasse à l’homme - ou plutôt une chasse au monstre - c’est qu’il a abandonné la créature après l’avoir fabriquée. (…) La leçon serait que le véritable péché n’est pas celui de créer, mais d’abandonner sa création à elle-même, de fuir avec horreur les conséquences inattendues de nos projets. La seule morale qu’il faudrait inventer, ce serait celle d’un Victor qui n’aurait pas fui devant les monstres sortis de ses mains." Bruno Latour, Conférence inaugurale du colloque, Eschatologie et Morale, 13 mars 2008

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